la bouchée de trop, celle qui fait que mille ne suffisent pas

30 octobre 2004

 

 

témoignage de Martine

Étonnament difficile que cette démarche rétrospective de témoignage ! Il m’a fallu un effort de mémoire et de logique pour retracer les quelques années qui sont derrière moi, comme si je venais de marcher sur une ligne perpendiculaire à celle du temps, comme si, après avoir quitté une adolescente, je la retrouvais et réglais ses doutes après une nuit agitée, après un cauchemar, après l’enfer qui m’a rendu adulte.

J’ai finalement réussi. Cela donne ceci : ma logique est de livrer, comme ils me viennent, tous les éléments qui ont eu un sens dans ma maladie et mon rétablissement.

J’ai eu une enfance où je jouais entre mes parents un rôle de médiateur, de réconciliation, d’écoute, un rôle d’adulte face à des adultes qui ne l’étaient pas vraiment. Le climat était tension, peur, violence (physique au début, verbale et morale toujours). Je trouve dans ce rôle que l’on me donne un sens à ma vie : je suis là pour eux, je dois leur plaire, faire ce qu’il attendent, être eux (penser pour et par eux) . Être à la hauteur, toujours, voilà ce qui m’obsède. Bien sûr je suis seule, mais, moi, j’ai un rôle : qu’ils restent ensemble, que nous soyons toujours une famille !

Tout va ainsi jusqu’ en 1992. J’ai 15 ans, je suis en seconde et Marie ma petite sœur vient de naître. Ceci a été le premier choc : non, là, ils n’ont pas eu besoin de moi ! Pire, ils sont allés contre mes projets. Jusque là, j’avais tout maîtrisé : tout et tout le monde. Là non ! Mais je continue…

En seconde, donc, je rencontre une jeune femme, professeur de philosophie, grande, belle, très intelligente. Nous devenons les meilleures amies du monde. Ce ne sera que bien plus tard que je mettrai des mots sur mes sentiments : elle a été la première de qui je sois vraiment amoureuse. Nous passons un an de parfaite complicité… jusqu’à ce quelle parte…sa vie l’appelait ailleurs…(je connaissais d’ailleurs toujours ses projets, mais refusais de les voir !)

D’un seul coup je me suis retrouvée seule…abandonnée… Qu’est-ce qui me manquait, que n’avais-je pas su faire ?

En 1994 j’ai 17 ans, je suis en terminale et je tombe dans l’anorexie après une visite chez le médecin. Il m’avait brutalement fait cette remarque, à moi qui faisait alors 58kgs :  » Il va falloir penser à perdre un peu là ! « …

Quelques mois après et 20kgs de moins, je rencontre une fille de mon âge qui me pousse dans mes interrogations sur mon corps, la sexualité, l’amour, la solitude, mon rôle… Je durcis encore l’anorexie. Après le Bac, je commence une fac de philosophie. Là, le système ne me correspond pas et, déjà malade, encore plus seule, je commence la boulimie, de mai 96 à avril 97. Après avoir dépensé environ 30 000F en nourriture et contracté un prêt, je rentre dans une clinique psychiatrique pour trois mois.

Pour ce qui est de la nourriture, j’avais mangé et vomi jusqu’à n’en plus finir pendant des journées entières, de tout et n’importe quoi, du très gras, du très sucré, du chaud, du froid…

Pour ce qui est de l’aspect psychologique, j’étais passée dans les cabinets de divers thérapeutes : psychologue, psychiatres, endocrinologue. A la clinique, j’ai arrêté les crises de boulimie et adopté un système alimentaire calculé (certains aliments seulement). Personne ne m’aiguillait sur ce plan. Là je suis aussi  » sortie  » avec un homme, semblant de normalité qui me faisait penser que tout allait pour le mieux !

Après cet épisode ma nourriture était uniquement constituée de boîtes de conserves, ce que mon père a pu supporter jusque en novembre, parce que je vivais chez mes parents. Le 11 novembre, après une crise familiale, j’ai pris une  » chambre chez l’habitant « . Ca a été pendant un temps jusqu’au jour où il y a eu  » la bouchée de trop « , celle qui fait que « mille ne suffisent pas » et je suis retombée dans la boulimie : une crise de temps en temps, puis tous les jours et à n’en plus finir. Un jour, j’ai téléphoné à mes parents. Ils sont venus me chercher et je ne suis plus retournée dans cette chambre.

Je ne savais vraiment plus du tout quoi faire, je dormais mal, j’étais pleine d’angoisses et, au détour d’un journal, j’ai découvert les OA de St Brieuc . Un mois après, j’étais à la première réunion de Rennes où j’ai clairement dit que si ma solution n’était pas là, elle n’était pas. Le 14 mars, après une colère noire de mon père, j’ai pris la décision de faire un crise de boulimie (je ne me suis pas laissée submerger par elle comme d’habitude), malgré mon désir exprimé à ma mère d’essayer de ne plus en faire. J’ai pris les aliments devant ma mère. Elle m’a dit  » je croyais que tu essayais de ne plus en faire… « . J’ai répondu :  » oui, c’est vrai, mais là, je n’y arrive pas « . Elle s’est assise et m’a regardé faire, avec amour, en me parlant d’autre chose. Ce jour là, c’était ma dernière crise. Par la suite, j’ai commencé à manger des biscuits, les mêmes à chaque repas, puis, au fil du temps et avec beaucoup de patience, j’ai varié les aliments en me faisant de petits plaisirs.

Aujourd’hui, grâce aux OA et aussi aux ACA (Enfants adultes de familles dysfonctionnelles anonymes), avec qui je creuse ma personnalité, je vais bien et de mieux en mieux chaque jour. De la solitude, je suis passée à une phase de désir de rencontrer des gens, puis à une autre où je suis allée en rencontrer, dans les réunions et en dehors.

Aujourd’hui aussi j’essaie de m’écouter, de m’accepter, de me faire plaisir, de prendre mon temps. Etre attentive à moi et me respecter, voilà ce qui me fait aller bien, être bien dans ma peau (plus de question de poids, de regard extérieur), bien dans ma tête (moins de culpabilité par rapport à ce que je fais, ne fais pas, pense, plus de jugement par rapport à ma sexualité, envie de relations, envie de mettre des limites..), et bien dans mon assiette…

C’est bon la vie ! Je crois que pour que ça marche avec les OA, il faut être au bout de soi-même et être prêt à souffrir un peu, le temps du sevrage, pour aller mieux . Or, pour arriver à faire cela, il faut faire confiance à ceux qui sont déjà là et qui vous disent que ça vaut le coup. Je peux le dire, ça vaut le coup ! Oh oui !